mardi 31 octobre 2023

Killers of the Flowers Moon

Quatre ans après l'exposition à son honneur à la Cinémathèque de Paris et son Prix Lumière à Lyon en 2015, Martin Scorsese revient en France présenter The Irishman, son dernier film fleuve somme, qui sonne le glas et paraphe son testament cinématographique. On retrouve en tête d'affiche son inséparable ami Robert De Niro, le revenant Joe Pesci et la première collaboration, tant attendue, avec la légende Al Pacino. Le film sortira uniquement sur la plateforme Netflix

Pour ma plus grande joie, j'ai fais parti des rares chanceux à l'avoir découvert sur grand écran et présenté par le cinéaste à Lyon.

The Irishman est un pur chant du cygne scorsesien, à la fois désespéré et pessimiste, totalement nostalgique et funèbre d'une durée de trois heures et demie. Le montage suit le rythme cardiaque de son héros principal : mourant pour terminer sous atmosphère, dévoré puis asphyxié par les remords. Le cinéaste joue sur le cinéma à l'ancienne de Sergio Léone, Arthur Penn où de son ami Francis Ford Coppola. Il y glisse aussi une forme plus moderne, avec le rajeunissement numérique que l'on retrouve dans les films plus commerciaux. 

Assez académique, Scorsese enterre pelletée par pelletée une Amérique vermoulue, dont les vers sont esclaves de la pègre au pouvoir. L'ensemble du traitement reste dans les thèmes de prédilections du cinéaste comme il le fait savamment depuis Les Affranchis ou Casino. Sauf sa dernière partie bien plus déprimante et mortifère.

Son film précédent Silence était clivant et moderne, violent et lumineux.  Un film exigeant qui s'inscrit comme un chemin de Foi s'approchant du cinéma de Tarkovski. The Irishman est l'inverse : il est mortifère et parle d'un monde révolu avec des mafieux qui sont passés à côté de leurs vies. 

J'adore ce perpétuel rabattement de cartes chez Martin Scorsese. Il propose toujours avec sérénité de nouvelles propositions cinématographiques. Le Loup de Wall Street et Silence sont deux contre points absolus. Tout comme auparavant pouvaient l'être Shutter Island et Hugo Cabret. Ses films sont entrecoupées par la réalisation de publicités, de documentaires et des pilotes de séries télévisées tous de bonnes factures (regardez le pilote de Vinyl à l'occasion, c'est un film).

Peu de temps après la sortie sur Netflix, on apprend que Robert De Niro et Léonardo DiCaprio seront réunis dans son prochain film : un western. Projet alléchant, d'autant plus que le scénario parle d'une page rarement traitée de l'Histoire des indigènes aux Etats Unis à la découverte du pétrole. Je pensais déjà à There Will Be Blood de Paul Thomas Anderson. Et je n'avais pas complètement tort.

Quatre années supplémentaires se sont également passées pour voir le film se terminer, et même aller au Festival de Cannes. Martin Scorsese n'y était pas retourné depuis les années 80 avec La Valse des Pantins, qui a failli coûter sa carrière. Durant ces quatre années, il y a eu le Covid et beaucoup d'événements. Le marché du cinéma change radicalement de bord. Apple apporte alors son aide financière et heureusement pour nous le film peut être distribué en salles. Beaucoup de débats (stériles et débiles) sur le Cinéma d'auteur et commercial caricaturent Scorsese comme un détracteur de films à succès et/ou à la mode. Je ne développerai pas le sujet plus loin : à chacun sa vision du Cinéma. 

Alors que penser de Killers of the Flowers Moon ? C'est à nouveau du pur Scorsese. Et une nouvelle fois, on retrouve la durée fleuve de The Irishman mêlé la radicalité du montage lent qu'il avait proposé dans Silence. Son western est rythmé, cadencé comme un éloge funèbre, par deux ou trois notes musiques répétitives. On peut penser un peu à l'approche de L'assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford. Thelma Schoonmaker est une nouvelle fois au sommet de son art. Son rythme nous plonge dans le microcosme floral et poisonneux des Hommes des hautes plaines, pour de bien grandes peines. 

Tous ces individus sont alimentés par la cupidité. Cette dernière est une nouvelle fois au centre des enjeux, mais elle est particulièrement présente dans Le Loup de Wall Street, que le cinéaste démontrait de manière si virtuose, mais aussi si répétitive. On voit ce qui fascine Scorsese dans son sujet : le machiavélisme. Ici c'est l'Homme blanc qui s'empare quoiqu'il en coûte une terre pure et vierge. Sa présence répand la tumeur noire de l'âme humaine : un pétrole maléfique sans foi, ni loi. La géographie du cinéma de Scorsese cartographie ce territoire vierge à la manière d'un Casino, où la roulette du jeu est remplacée par celle du temps. Osage est une oasis de fric, une Suisse en plein milieu des Etats Unis, avec une autorité bien à part et insaisissable comme dans Gangs of New York

Robert De Niro interprète un personnage dense de secrets, toujours impressionnant de sadisme, entre grimage et  retenue, dont lui seul a le secret. Léonardo DiCaprio se glisse à nouveau dans un personnage torturé mais plus "benêt" que d'habitude. Mais comme dans Casino, ce sera le personnage féminin qui ajoute la touche supplémentaire d'un Classique : Lily Gladstone offre de l'émotion et de l'identité à toute la tragédie. Son jeu beaucoup plus naturel et silencieux met en relief le message et l'hommage de Scorsese. 

Comme une revanche de Gangs of New York, Scorsese réussit ici sa fresque historique comme il l'entend. Il a son director's cut, les moyens financiers au service de la sécurité et la maturité de son cinéma. Sans oublier sa confiance sereine de sa documentation scénaristique et son équipe technique (Rodrigo Prieto, toujours parfait). Depuis qu'il a reçu son oscar avec Les Infiltrés, réalisé Silence et, comme il le répète souvent, la fin de sa vie approchant : il nous offre sur un plateau de pétrole son ultime film sur l'Histoire américaine en s'éloignant de New York. Comme l'avait montré Sergio Léone dans sa trilogie Il était une fois, nous avons droit à une peinture de cette Amérique construite d'opportunisme et bâtie sur des meurtres déguisés. Tous les décors sont tapissés de sang qui jaillit et gît à même le sol pour se répandre insidieusement sur les mains, les visages de son peuple impuissant.

Pas d'entre acte non plus. Car pour Scorsese le mal se diffuse comme de l'insuline dans le corps d'une conquête de l'Ouest idéalisée. Cette dernière est irrémédiablement diabétique par tous les excès de l'argent et de la trahison pour contourner les (non) lois. 

La première heure fait penser au cinéma de Michael Cimino et La porte du Paradis : l'arrivée, la découverte avec une peinture baroque de la modernité et la richesse de la région. Il prend le temps de planter le décors mais aussi les personnages qui seront (comme souvent) scellés à leur destin. De Niro impose dans le rôle de propriétaire paternaliste. DiCaprio met l'accent sur le traumatisme, le côté frivole et impulsif de sa personnalité très primaire. On sait qu'il sera manipulé et manipulable facilement malgré l'amour sincère qu'il a pour sa femme.

La deuxième heure est plus scorsesienne. Le scénario décortique cette fausse apparence. "Les loups de l'image", cités dans l'introduction, empoisonnent à petit feu cette communauté en voie d'extinction. Elle est même doucement aidée par des meurtres. Cette partie rejoint le thème de la dilatation du temps qui passe et nous écrase, que le cinéaste met souvent au centre de ses derniers films. Il y a un côté absurde, désabusé et pervers de voir ces blancs opportunistes qui attendent que les aborigènes meurent pour toucher l'héritage ou l'assurance. Ces derniers passent une bonne partie de leur vie à n'attendre que ça. Martin Scorsese aborde la question du racisme, de la haine et des communautés oubliées en restaurant les actualités des premières émeutes raciales : Killers of the Flowers Moon est un film moderne et universel. 

L'arrivée tardive de l'enquête du FBI montre surtout que cette société est bâtit intégralement sur du pot de vin, du mensonge et de l'ignominie. On est plus proche de la démarche classique de Clint Eastwood (d'ailleurs J.Edgar Hoover, seulement cité dedans, a été réalisé par Eastwood et joué par DiCaprio) mais aussi celle de Francis Ford Coppola et de son indéboulonnable Parrain. Si elle peut paraître longue, je trouve qu'elle décuple l'absurdité du mal que peut engendrer les Hommes et le capitalisme. Jusqu'où sont ils capables d'aller ? Question une nouvelle fois purement scorsesienne qui s'approche du regard de Bong Joon Ho et de son fabuleux Parasite. D'ailleurs les Osages sont totalement lucides sur la situation et n'hésitent pas à employer ce mot.

La dernière partie fige la tragédie avec donc le personnage féminin. Comme souvent chez Scorsese, l'émotion passe par les femmes, et je pense notamment au Temps de l'Innocence, chef d'oeuvre souvent oublié. Comme toujours, les personnages sont condamnés à toutes les échelles. Le final est un audacieux hommage à cette petite histoire reliée à la grande Histoire, le pont du petit fait divers et la triste réalité. Martin Scorsese, accompagné entre autre par un autre puriste remarquable Jack White, a le dernier mot. 

Ce qui est remarquable reste la performance d'un cinéma exigeant comme celui là et qui marche en salle malgré sa longue durée. Cette année 2023 Babylon de Damien Chazelle est incroyable et Oppenheimer de Nolan étonnamment aride et dense pour un biopic historique old school.

Le film de Scorsese est différent mais il propose aussi une fresque historique qui parle des Etats Unis, d'un monde qui s'éteint avec un cinéma loin des standards du film plus commercial d'aujourd'hui. Peu de musique, du minimalisme, un rapport au temps lié à la psychologie de ses personnages. Mais surtout, à l'inverse des films de supers héros, on ressent les rouages et les dommages collatéraux des toutes les victimes. 

Les grandes franchises qui font exploser des villes à tout bout de champs avec des supers pouvoirs (sans enjeux (oups, c'est dit)) sont ici dans une galaxie bien lointaine. Martin Scorsese filme le contrepied total du "parc d'attraction" comme il définit si justement. Tout en minimalisme et avec un dépouillement total il revient à l'essentiel du carburant de l'art. 

Quand je pense à la scène de l'explosion où "il y avait trop de nitroglycérine", emportant bien plus que ce qui était prévu : elle est pour moi toute l'ironie de Scorsese sur l'Hollywood aujourd'hui. Ils n'y vont pas avec le dos de la cuiller, tout le monde le sait, mais les victimes aux alentours seront possiblement effacés par les débris et les flammes imprévues. C'est à dire le cinéma indépendant et une grande partie de la profession. 


Mais je n'irai pas plus loin si ce n'est que de vous pousser à aller le voir, mais en pleine forme. 


Et vous souhaite une bonne séance ! 


Si vous aimé ce film je vous recommande : 

La Porte du Paradis de Michael Cimino 

Little Big Man d'Arthur Penn 

There Will Be Blood de Paul Thomas Anderson 

Ragtime de Milos Forman 

Casino de Martin Scorsese